Article Extrait du Webdo.ch écrit Par Antoine Duplan
Le 29 novembre 2001
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Photo: Buena Vista
Mythe. L’île perdue inspire aux poètes et savants de folles théories et à Disney un médiocre dessin animé.
Histoire. Un géologue dit avoir trouvé la vérité au large de Gibraltar. Platon avait-il raison’
Carte. De Santorin aux Bahamas, les nombreux sites où on a cru découvrir le monde perdu.
C’est une cité en ruine qui baigne dans le silence. Des poulpes embrassent la statue des héros oubliés, de grands cétacés effleurent de leurs nageoires un arc de triomphe, les crabes crissent dans l’arcade des palais. Ô Atlantide! Engloutie vers 9560 ans av. J.-C., cette île qui fut le fief de Neptune et qu’on disait plus vaste que la Libye et l’Asie réunies, nourrit l’imaginaire occidental depuis l’Antiquité. Mythe ou réalité? Platon lance la polémique il y a 2400 ans avec deux dialogues philosophiques, le «Timée», qui retrace l’histoire de l’île submergée par un cataclysme, et le «Critias», qui décrit l’utopique domaine de Poséidon. Depuis, des milliers de livres ont été écrits sur le sujet sans jamais en épuiser le mystère.
Les siècles passent et les hommes continuent de rêver de la civilisation engloutie. Dans sa fascination se mêlent la nostalgie d’un âge d’or, la passion romantique des ruines et un sentiment ambivalent à l’égard de la mer, ce tombeau profond d’où vient toute vie.
Les archéologues situent les vestiges de l’Atlantide au milieu de l’Atlantique, du côté des Açores, au large de la sombre Islande ou au cœur du Sahara… En 1627, Francis Bacon publie «Nouvelle Atlantide», un roman philosophique qui trace le projet d’une cité gouvernée par les savants. On dessine les plans de la capitale neptunienne; elle serait construite au centre d’un plateau, elle s’étagerait en terrassements concentriques séparés par des canaux et ceints de murailles d’orichalque, le fameux minerai atlante, plus précieux que l’or…
On frémit en racontant que toute notre civilisation viendrait de là, que les Atlantes auraient appris aux Grecs et aux Mayas à construire leurs pyramides! «Il y a très longtemps, les Atlantes avaient étendu leur influence sur tout le monde connu, sur les peuples de l’extrême Est jusqu’au pays des éléphants, sur les Noirs barbares, mangeurs de chair humaine, habitant la région des grands fleuves, et sur les sauvages à la peau cuivrée des terres de l’Ouest», explique un Atlante dans «Opération Atlantide» d’Henri Vernes.
Si le mythe stimule les élucubrations para-scientifiques les plus niaises, il inspire puissamment les romanciers. Dans «Vingt mille lieues sous les mers» (1870), Jules Verne fait visiter l’Atlantide. «Ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre, où l’on sentait encore les solides proportions d’une sorte d’architecture toscane.» Ce spectacle d’une sublime désolation nous rappelle la vanité de toute entreprise humaine. D’ailleurs, face au spectacle de la ville engloutie rougeoyant des reflets d’un volcan sous-marin, le capitaine Nemo, ce grand misanthrope demeure «comme pétrifié dans une muette extase».
Des mœurs cruelles
Selon nombre d’auteurs populaires, l’Atlantide, punie par les dieux pour son arrogance, aurait survécu clandestinement, développant ses connaissances scientifiques sans renoncer à porter la toge et s’adonnant volontiers à ses penchants pour la tyrannie.
En 1918, Pierre Benoit situe la ville perdue dans le Hoggar. C’est une merveilleuse oasis où sévit la cruelle Antinéa, petite-fille de Neptune. «Elle évoque vers elle les hommes les plus jeunes et les plus vaillants. Son corps est condescendant, si son âme est inexorable.» Une fois que ses galants sont morts d’amour, la mante les expose, momifiés sous une couche d’orichalque, dans une des niches de sa salle de marbre rouge. En 1926, dans «The Maracot Deep», sir Conan Doyle découvre au fond du Grand Bleu des centrales électriques et une race d’hommes noirs sacrifiant sans pitié les esclaves blancs aux divinités barbares. Le mythe de l’Atlantide autorise tous les fantasmes, y compris ceux de supériorité raciale.
Un goût de poisson
Le vaste royaume souterrain qu’explorent Blake et Mortimer dans «L’énigme de l’Atlantide» abrite aussi deux races distinctes, «l’une brun sombre ou rougeâtre, pareille aux Indiens d’Amérique centrale, aux Berbères et aux Egyptiens, l’autre blanche, pareille aux Goths, aux Celtes et aux Scandinaves», explique Edgar P. Jacobs. Inutile de préciser que si la première a inventé l’ovni, l’hydroglisseur et le rayon de la mort, la seconde peine à s’extraire de la préhistoire. Sinon, cet opéra de papier dans lequel ne manque aucune plante carnivore a enthousiasmé des générations de lecteurs. Même Astérix, dans le tardif et médiocre «Galère d’Obélix», visite le continent mythique: une inoffensive civilisation peuplée d’enfants, de petits centaures, de gentils dauphins et de vaches volantes…
A trop traîner au fond des gouffres amers, à trop frayer avec la poiscaille, il arrive que les Atlantes dégénèrent. Sous la mer des Sargasses, au cœur d’un cimetière marin, enfouie sous une épaisse couche de limon, Bob Morane découvre à son tour la cité disparue dans «Opération Atlantide». Sous l’égide de Dagon, le redoutable dieu pisciforme des Phéniciens, y guerroient deux espèces: des hommes-poissons, ou Ichtyanthropes, et une poignée d’Atlantes basanés à bout de souffle. «Dans leurs regards, se lisait une sorte de lassitude, de résignation douloureuse, comme si les millions de tonnes d’eau, au-dessus de la vaste coupole transparente, pesaient douloureusement sur leurs épaules. On devinait qu’il s’agissait là d’une race en train de mourir.»
Quant à Lovecraft, les gouffres de la mer lui inspirent autant de terreurs que les gouffres de l’espace: «Je ne peux songer à la haute mer sans revoir, en frémissant, ces êtres sans nom qui nagent et pataugent dans leur lit de vase, adorant leurs vieilles idoles de pierre, gravant leur propre image sur des obélisques de granit immergé.» (In «Dagon».)
Le pire cauchemar jamais inspiré par l’Atlantide reste le nouveau Disney, sa plus mauvaise production depuis «Pocahontas» (1995). Plutôt que de créer un scénario original, le studio a pompé sans vergogne «Nadia et le secret de l’eau bleue» (1990), un dessin animé japonais dans lequel un jeune inventeur farfelu à lunettes rondes embarque à bord d’un sous-marin pour découvrir la cité perdue. Le plagiat navrant déteint sur le graphisme: le trait anguleux, laid, lorgne bêtement du côté des mangas.
Milo Thatch, jeune inventeur gaffeur à lunettes rondes, embarque sur un sous-marin frété pour découvrir la cité perdue. A bord, s’agitent les personnages stéréotypés: le capitaine sans scrupule, une blonde vénéneuse, un Turc fou d’explosifs, un Français sale comme un pou, une mécanicienne portoricaine, un bon docteur noir, une vieille peau au vert parler. Le sous-marin étant coulé par un Léviathan à gueule de Goldorak, la troupe poursuit sa route à travers des galeries titanesques couvertes de glyphes énigmatiques. Il n’y a qu’un ou deux gags scatologiques pour rompre la monotonie de cette progression.
Voici enfin l’Atlantide. Plantée au centre d’un plateau aquatique se déversant en chutes d’eau, la cité mythique nous renvoie aux pochettes que Roger Dean dessinait pour le groupe Yes. Milo rencontre une jolie princesse aux cheveux blancs et son papa, un roi aveugle aussi sage que barbu. Avec un cristal magique, ils rendent à l’Atlantide sa splendeur passée dans un festival pyrotechnique horriblement bruyant.
En ajoutant ce morne chapitre au mythe de l’Atlantide, Disney pèche par manque d’invention et de fantaisie. Un comble.