Sur l’origine des manuscrits de la mer Morte

A propos : Qui a écrit les manuscritsde la mer Morte ?
Enquête sur les rouleaux du désert de Juda et sur leur interprétation contemporaine.
de Norman GOLB
(Traduit de l’anglais par Sonia Kronlund et Lorraine Champromis)
Plon, 1998.Édition originale : 1995.

texte extrait de : http://assoc.wanadoo.fr/revue.de.livres/

manuscrit de la mer Morte

Au début de l’année 1947, un jeune berger palestinien découvrit dans une grotte près de la mer Morte un ensemble de manuscrits datant des premiers temps de l’ère chrétienne. C’était le début d’une des grandes aventures archéologiques du siècle. En moins de dix ans, des centaines de manuscrits hébraïques vieux de deux millénaires allaient être exhumés de différentes grottes du désert de Juda. Parmi eux se trouvent les plus anciens manuscrits que nous possédions de la Bible et des textes apocryphes. D’autres, en revanche, étaient complètement inconnus et pouvaient présenter un caractère fort polémique à l’égard de certaines composantes du judaïsme d’alors. On comprend qu’aussitôt une telle découverte suscita un véritable engouement chez les chercheurs. Elle allait permettre une meilleure compréhension de la naissance du christianisme et des écoles rabbiniques. Or, rapidement, une thèse s’imposa. L’origine de ces textes renverrait à une petite secte vivant en Terre Sainte aux alentours de la naissance du Christ : les Esséniens. Un des premiers textes découverts fait en effet référence à une communauté qui, par certains aspects, était proche de l’image que des auteurs anciens avaient donnée des Esséniens. De plus, Pline l’ancien à la fin du Ier siècle après J.-C. avait mentionné la présence d’Esséniens dans cette région, et l’on connaissait des ruines sous le nom de Khirbet Qumran qui indiquaient l’existence d’un établissement habité jusqu’aux alentours de l’an 70 après J.-C. L’identification était tentante. Les chercheurs franchirent immédiatement le pas. On estima que le site de Qumran avait accueilli la communauté essénienne et que cette dernière avait caché ses manuscrits dans des grottes avoisinantes lorsqu’elle se sentit en danger.

Or, dans ce livre (voir sommaire p. 6), Norman GOLB reprend point par point le dossier et défend l’idée que les manuscrits retrouvés à partir de 1947 n’auraient pas été rédigés à Qumran, mais proviendraient de plusieurs bibliothèques de Jérusalem. La plupart de ces écrits n’auraient en outre aucun rapport avec la secte des Esséniens. Ils représenteraient tout simplement les traces d’une littérature juive plus fertile qu’on ne le croyait : une littérature puisant à tous les courants du judaïsme palestinien du temps, et non à la seule idéologie essénienne. Aussi ce livre nous invite-t-il à réviser les conceptions que l’on pouvait avoir sur le milieu intellectuel d’où allaient émerger le christianisme primitif et le judaïsme rabbinique. Par ailleurs, et cela même si l’on a encore des doutes sur la thèse de Golb, il faut reconnaître qu’en présentant méticuleusement la manière dont la thèse officielle a été établie et défendue par les plus grandes autorités en la matière, ce livre nous invite aussi à comprendre comment les luttes d’influence peuvent jouer un rôle exorbitant dans la constitution du savoir historique.

Revenons pour commencer sur les fouilles archéologiques du site de Qumran qui commencèrent après la découverte des manuscrits. Elles révélèrent qu’il fut habité de façon intermittente entre le VIIe siècle avant J.-C. et le Ier siècle après J.-C. On estima alors que les Esséniens y vécurent un peu plus d’un siècle et que leur occupation prit fin lors de la prise du site par les Romains, vers l’an 70 après J.-C. Les constructions occupaient une place stratégique et avaient tout d’une forteresse militaire. Bien qu’étant d’accord sur ces points, les archéologues rejetèrent l’idée que le site avait eu une fonction militaire pendant la période où la secte des Esséniens était censée y avoir habité. Ce refus leur était imposé par les descriptions des auteurs anciens qui soulignaient la nature pacifique des Esséniens. De plus, comme la prise du site par les Romains semblait avoir été violente, certains imaginèrent que le site avait été investi peu avant par une communauté plus combative (les Sicaires, les Zélotes ?). Pourtant aucune trace archéologique ou documentaire ne corroborait une telle interprétation. Par ailleurs, des corps de femmes et d’enfants furent exhumés du cimetière lors des fouilles. Or Pline avait affirmé que les Esséniens de la mer Morte « n’avaient aucune femme, avaient renoncé à tout désir sexuel » et que de leur « race », « nul n’est venu au monde ». Fallait-il admettre que les Esséniens avaient assoupli leur règle de célibat, ou que des groupes de célibataires et de non célibataires avaient cohabité sur le site ? De toute façon le cimetière soulève encore un problème plus difficile. Le rouleau sur lequel on s’était basé pour affirmer l’existence d’une communauté religieuse à Qumran soulignait l’extrême importance des règles hébraïques de pureté rituelle. Ces dernières stipulaient, entre autres, que les morts devaient être enterrés à une distance bien définie des lieux d’habitations. Or, l’éloignement du cimetière de Qumran ne respectait pas cette prescription, ce qui semble indiquer qu’aucune communauté religieuse n’avait habité sur ce site. Les archéologues passèrent outre. Puis toujours avides de confirmations, ils cherchèrent la trace d’un lieu où tous les manuscrits auraient pu être entreposés ou composés avant d’être cachés dans les grottes. Ils jetèrent leur dévolu sur une pièce qu’ils appelèrent le scriptorium. Pourtant, aucune trace de parchemin ne fut découverte, ni rien qui indiquât que des centaines de manuscrits y furent écrits et entreposés. La pièce fut néanmoins présentée comme la preuve d’une forte activité littéraire. Manifestement, il fallait défendre à tout prix la première identification selon laquelle Qumran avait été la demeure des Esséniens de la mer Morte cités par Pline.

Si maintenant l’on se tourne vers les rouleaux, Norman Golb considère qu’une telle identification se heurte aussi à un grand nombre de contradictions. Pline mentionnait que les Esséniens étaient célibataires, or aucun des manuscrits ne fournit la moindre indication pouvant appuyer l’hypothèse du célibat pratiqué par une communauté. Le grand nombre de manuscrits trouvés et leur grande diversité peuvent difficilement être expliqués par les 4000 membres environ que comptait la secte aux dires aussi bien de Flavius Josèphe que de Philon d’Alexandrie, les seuls auteurs anciens qui évaluèrent leur nombre. On explique mal aussi la présence d’un rouleau gravé sur du cuivre et énumérant clairement, à la façon d’un livre comptable, de grands trésors, alors que la secte était connue pour sa simplicité. Ou encore, la thèse d’après laquelle tous les textes viennent de Qumran semble contredite par la découverte à Massada dans les années 1963-1965 de plusieurs rouleaux semblables et datant de la même époque. Que seraient venus faire des Esséniens pacifiques avec des rouleaux de leur bibliothèque dans le dernier fortin retranché des combattants juifs contre l’armée romaine ? Golb s’étonne aussi qu’on n’ait retrouvé dans les grottes aucun texte autographe (texte écrit de la main de son auteur, à la différence d’un texte copié par un scribe) ou aucun document juridique comme il devrait en émaner de toute communauté intellectuellement active.

Pour éviter ces difficultés, Golb propose tout simplement d’abandonner la thèse essénienne. Il suggère alors de considérer que les rouleaux sont originaires de différentes bibliothèques de Jérusalem et qu’il furent cachés dans les grottes du désert de Juda à l’occasion du siège de la ville par les Romains. Cela permet d’expliquer la diversité et le grand nombre de manuscrits. Cela permet d’expliquer que l’on retrouve des manuscrits semblables à ceux de Massada, vraisemblablement emportés par ceux qui avaient fui Jérusalem pour se réfugier dans la dernière place forte. Cela permet d’expliquer aussi la présence d’un rouleau en cuivre rendant compte d’un trésor qui pouvait difficilement appartenir aux Esséniens, mais pouvait en revanche être un trésor accumulé à Jérusalem et peut-être même celui du Temple. Enfin, considérer que les manuscrits provenaient des bibliothèques permet d’expliquer que les grottes ne recelaient ni lettres originales, ni documents juridiques, ni aucun autographe, mais uniquement des copies de scribes. Par ailleurs, en considérant le site de Qumran comme un site militaire à part entière on évite aussi toutes les difficultés rencontrées par les archéologues. Sans compter que la découverte d’autres fortins autour de Jérusalem semble faire apparaître un cercle de défense de la capitale juive dans lequel s’insère parfaitement le site de Qumran.

La thèse de Golb, qui s’appuie sur bien d’autres points et qui expose tous ces problèmes en détail, paraît donc tout à fait vraisemblable. Mais Golb ne se contente pas de la défendre avec minutie. Il retrace aussi l’histoire des différentes interprétations des découvertes. Il décortique la polémique qui s’était développée dans les milieux universitaires suite au retard considérable pris dans la publication des manuscrits ; retard qui empêchait beaucoup de chercheurs d’avoir accès aux originaux détenus par de petites équipes officielles jalouses de leurs prérogatives. Il rappelle tous les obstacles mis sur la route de ceux qui faisaient des objections à la thèse officielle. Ainsi son livre a le grand mérite de nous apprendre beaucoup sur la façon dont certains spécialistes peuvent défendre, bec et ongles, leurs hypothèses. Et il faut reconnaître que, dans ce cas, l’image n’est pas flatteuse.

En tout cas, ces reconstitutions nous permettent aussi de comprendre comment l’ordre des découvertes a déterminé l’hypothèse essénienne. Golb suggère en effet qu’en découvrant d’abord les manuscrits à Massada, un site connu depuis longtemps pour avoir été le dernier bastion des Juifs face aux Romains, on n’aurait certainement pas eu recours à l’hypothèse essénienne, mais plutôt à celle de réfugiés fuyant Jérusalem. Puis, petit à petit, en découvrant de plus en plus de manuscrits, les chercheurs auraient compris qu’ils avaient affaire à un phénomène de dissimulation de grande ampleur et ils n’auraient jamais pensé à le rattacher aux tribulations d’une petite secte. Enfin, arrivant près du site de Qumran, on aurait certes découvert un rouleau contenant des idées proches de certaines conceptions esséniennes, mais au vu de la grande diversité des rouleaux déjà exhumés, cela n’aurait fait que refléter la richesse de la production juive de l’époque. Et l’on n’aurait jamais essayé d’associer le fortin de Qumran à la secte des Esséniens. On peut ainsi mesurer à quel point le hasard des découvertes influence notre vision de l’histoire.

Quoiqu’il en soit, en attendant que d’autres découvertes ne viennent confirmer ou mettre à mal la thèse de Golb, il faut reconnaître qu’il la défend avec probité. C’est pourquoi l’on peut déjà commencer à repenser la relation entre le christianisme et le judaïsme de l’époque comme cette thèse nous invite à le faire. Il faut savoir que les premiers qumranologues avaient été frappés de retrouver certaines pratiques et cérémonies du premier christianisme décrites dans les manuscrits. Notamment on retrouve des scènes de repas en commun, où le prêtre qui officie doit bénir le pain et le vin avant que quiconque ne puisse en manger. Dans un texte, le Messie d’Israël est même présent au repas. On retrouve aussi l’usage de quelques idées théologiques et de termes du Nouveau Testament, comme par exemple l’épithète « le Saint-Esprit », ou l’expression « Fils de Dieu ». L’idée qu’un homme vertueux puisse effacer les péchés d’un autre par ses propres souffrances est également présente. Et il est possible de considérer que l’un des rouleaux fait référence à un Messie mis à mort. À partir de tous ces rapprochements, et de bien d’autres, on voyait dans les Esséniens, censés être à l’origine de tous les rouleaux, une secte à l’écart du monde juif et, en quelque sorte, seule annonciatrice du christianisme. Mais si l’on rapporte ces textes à l’ensemble du judaïsme de l’époque, il faudrait en conclure que les idées et les thèmes de type chrétien étaient plus courants qu’on ne le croyait. L’importance d’une telle révision devrait suffire à montrer la nécessité de poursuivre le stimulant travail de Norman Golb.

Thomas LEPELTIER, le 13 décembre 1998.

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