Un trésor mathématique de la Chine antique en “neuf chapitres”
LE MONDE | 07.01.05 | 15h17
Première traduction française d’un traité classique.
Le centre national du livre, qui a apporté son obole à sa publication, l’avait classé dans les “ouvrages hors normes”. On y croise des bons et des mauvais marcheurs et l’on se demande quand les premiers rattraperont les seconds. On y transforme du petit mil en petit gruau de blé.
On y paie des droits de douane à partager avec d’autres commerçants. On y creuse des trous et on évalue la proportion de terre compacte et meuble qui en est retirée. On apprend à payer l’impôt de manière égalitaire en fonction du transport. On arpente des champs pour en donner la superficie. On entrouvre un battant de porte pour en déduire la largeur…
Les Neuf Chapitres, un traité mathématique de la Chine ancienne accompagné de ses commentaires, offrent l’occasion d’un étonnant voyage dans le temps et l’espace. Voyage pour lequel les spécialistes sont sans nul doute mieux armés, mais qui pourrait tenter le béotien, le temps d’une escale.
Rédigé il y a environ deux millénaires par un ou des auteurs inconnus, ce classique a traversé les âges, s’enrichissant des analyses d’érudits en 263 et 656 de notre ère. Pour la première fois, par le truchement de l’historienne des mathématiques Karine Chemla (CNRS, Paris-VII), l’ouvrage est disponible en version bilingue français-chinois.
Cette somme de plus d’un millier de pages, courageusement publiée par Dunod, qui y voyait un pan du “patrimoine de l’humanité”, est pour Karine Chemla l’aboutissement de vingt ans de travail (Le Monde du 24 mars 1999). La chercheuse, mathématicienne de formation, a accepté de relever le défi que lui avait alors lancé son professeur, Guo Shuchun, de l’Institut d’histoire des sciences de la nature chinois, coauteur de cette édition. L’étude de ces textes l’avait en effet convaincue que “la science est un phénomène planétaire, qui n’a pas commencé il y a trois siècles en Europe”. Ou dans la Grèce antique.
En Occident, selon la chercheuse, les 250 problèmes qui constituent les neuf rouleaux originaux des “chapitres” n’ont pas toujours été considérés avec l’intérêt qu’ils méritent. Peut-être à cause de leur proximité avec ces baignoires fuyardes de l’école républicaine ? “Lorsqu’on ouvre Les Neufs Chapitres, avec leurs problèmes concrets, on a le sentiment que les Chinois n’étaient pas capables d’abstraction”, convient-elle.
ALGORITHMES
Mais ce serait faire fausse route. Car ces énoncés, et surtout les commentaires érudits qui viennent les éclairer “respectueusement”, selon une formule immuable mais parfois iro*****, montrent au contraire une volonté de généralisation des problèmes mathématiques soulevés. Qu’il s’agisse d’arithmétique des fractions, d’extraction des racines carrées et cubiques, du cal***** de l’aire du cercle, du volume de la pyramide et du pivot de Gauss.
“La pensée occidentale est imprégnée de l’idée que l’abstraction est essentielle à la pratique mathématique. Il y a là, sans doute, une confusion entre abstraction et généralité”, insiste la chercheuse. D’autant que ces énigmes anodines sont résolues par des méthodes qui ne le sont en rien. Les anciens Chinois faisaient en effet appel à des démonstrations fondées sur des algorithmes, démarche qui n’a rien à envier à certains développements informatiques du XXe siècle.
La richesse du texte surprend encore Karine Chemla. “Un ami m’a fait remarquer que le cal***** pratiqué dans un des commentaires utilise des unités de mesure qui sont indiscernables par les sens, raconte-t-elle. Elles descendent jusqu’à l’équivalent du micron !”
C’est la constitution d’un glossaire très riche, illustré par des calligraphies originales de Toshiko Yasumoto, qui constitue le coeur du travail de Karine Chemla. “Il fonde la traduction et donne une base nouvelle pour l’histoire des mathématiques chinoises.” L’erreur aurait été, selon elle, de lire les “chapitres” “comme s’ils avaient été écrits hier”. Il était plus riche d’essayer de comprendre la manière dont ils avaient été rédigés. Cette démarche l’a conduite à considérer que la formulation des problèmes avait été pensée pour orienter la pratique de la démonstration. Un art qu’on a longtemps cru être l’apanage des Grecs.
Hervé Morin
Les Neufs Chapitres, le classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires, édition critique bilingue, Karine Chemla et Guo Shuchun, Dunod, 1 216 p., 150 € .
. ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 08.01.05