par HUBERT REEVES *
Nous sommes une espèce parmi des millions d’autres ; dans cette addition : l’espèce qui a développé le cerveau le plus riche en neurones. Ce n’est pas forcément une situation définitive. Tout va dépendre en grande partie de nous, du sort que nous réservons aux autres espèces, et au bout du compte à la nôtre. Depuis un siècle, les soustractions amputent dramatiquement cette richesse, la faisant décroître vite, l’humanité sera-t-elle à retrancher de la liste des espèces survivantes ? Telles sont les questions qui se posent, variantes du «Où allons-nous ?». La Ligue que je préside me procure un tableau éloquent réalisé à partir des données de l’Union mondiale pour la nature (UICN) dont elle est membre du Comité français.
Commençons donc par un constat chiffré :
1 – 5 435 espèces animales connues sont menacées d’extinction dans le monde, cela concerne 24% des espèces de mammifères et 12% des oiseaux d’eau. On estime que 25% des reptiles, 20% des amphibiens, 30% des poissons et 34 000 espèces végétales sont menacées. Quant aux invertébrés, les connaissances sont tellement insuffisantes…
2 – La France (avec les DOM-TOM) est au 5e rang mondial des pays abritant le plus grand nombre d’espèces animales menacées ! 263 espèces contre 831 aux USA, 499 en Australie, 388 en Indonésie et 274 au Brésil. La France est au 9e rang pour les plantes.
3 – Selon l’analyse des points chauds de la biodiversité mondiale, la France possède des territoires dans 5 des 25 points chauds.
4 – La France métropolitaine comprend 4 des 6 zones biogéographiques de l’Europe de l’Ouest et 25% de son territoire ont été inventoriés comme d’intérêt écologique.
Les gouvernements s’émeuvent de la situation et retrouvent actuellement à Kuala Lumpur à la conférence des parties de la convention internationale sur la diversité biologique. Comme toute réunion internationale, c’est une bonne initiative. J’exprimerai ici mon espoir que soient tenus les engagements de la déclaration des chefs d’Etat du sommet mondial de Johannesburg de «stopper la perte de la biodiversité d’ici à 2010».
Dans la foulée, la France va se doter d’une stratégie nationale pour la biodiversité. Et c’est un souhait que je formule : qu’elle soit ambitieuse.
Je suis de ceux qui demandent l’intégration de la préservation de la biodiversité dans la Charte de l’environnement, ce beau projet de ce début de siècle. C’est dire quel intérêt je porte à l’intégration de la préservation de la biodiversité dans les politiques publiques. Les sanctuaires ont joué un rôle conservatoire et, dorénavant, c’est partout qu’il faut appliquer des politiques de protection de la nature. Protéger la nature, c’est protéger le monde du vivant, n’oublions pas que nous sommes dans la même arche, ou le même vaisseau spatial, peu importe le nom !
Je suis de ceux qui refusent d’opposer humanité et nature, gestion et protection. Je fais mienne la conception de l’existence de deux dynamiques, celle, naturelle qui préexiste à la société humaine et, celle, sociale, résultant des conditions socio-économiques et des rapports de force au sein de la société. Sous-estimer la première alors que nous n’en connaissons pas tous les ressorts et a fortiori ne les maîtrisons pas, est une attitude non seulement sans avantage à terme, mais potentiellement dangereuse à long terme, pour nous et surtout nos descendants. Elle a contribué à faire oublier tout ce qu’on doit aux processus naturels. Elle nous a fait croire que nous étions les maîtres à bord, tout-puissants. Mais c’était une illusion. Nous devons remettre les pendules à l’heure et ne plus surestimer nos pouvoirs. Divers événements récents nous montrent parfois aussi fragiles que des fétus de paille. Et cette nouvelle attitude salutaire doit avoir une traduction dans les textes : les lois et la réglementation. Les propositions de notre Ligue visent à obtenir, par exemple :
– une protection générale et de plein droit de toutes les espèces d’oiseaux, mammifères, batraciens, reptiles et poissons. Cette protection signifie : interdiction de la destruction intentionnelle, de la capture, de la détention et de la commercialisation. Mais il faut rester réaliste : il y a nécessité d’un système dérogatoire et déclaratoire autorisant des prélèvements pour la défense d’intérêts écologiques, économiques ou de santé publique, et en les limitant, pour exception culturelle telle la chasse et la pêche. Ces prélèvements ne pouvant être opérés, qu’à l’encontre d’espèces énumérées par arrêtés ministériels et devant tenir compte de l’état de conservation lorsqu’ils concernent des espèces indigènes ou migratrices.
– une stratégie nationale déclinant les mesures efficaces, celles qui ont fait leurs preuves sur le terrain en ne négligeant ni les hommes ni la nature, pour permettre la cohabitation des grands prédateurs et des troupeaux, afin d’assurer un avenir aux populations de loups, ours et lynx.
– la représentation, dans toutes les instances techniques et de consultation traitant des milieux et des espèces, des associations dont c’est l’objet : à l’échelon national comme à l’échelon régional, cette représentation est aussi légitime qu’un conseil scientifique.
Enfin il nous paraît important que le contact avec la nature soit possible sans avoir à entreprendre un périple long ou dispendieux, c’est pourquoi la biodiversité doit être favorisée même dans les villes…
Bien sûr, ceci n’est qu’un aperçu de nos propositions. L’année 2004 me paraît décisive… Les suivantes le seront tout autant.
* Président de la Ligue ROC pour la préservation de la faune sauvage.